CE fut une grande journée d’exaltation et de soleil. Dehors, le vent au sol était tombé à sa vitesse minima, pas plus de cent vingt à l’heure, avec des moments d’accalmie presque totale, invraisemblables de douceur inattendue. Il déchaînait ses fureurs très haut dans le ciel, le nettoyait du moindre germe de nuage, du plus petit grain de poussière de brume, le faisait briller d’un bleu intense, tout neuf, joyeux. Et la neige et la glace étaient presque aussi bleues que lui.

Dans la Salle du Conseil, l’assemblée bouillonnait. Léonova avait proposé aux savants de prêter le serment solennel de consacrer leur vie à lutter contre la guerre et la bêtise et ses formes les plus féroces, la bêtise politique et la bêtise nationaliste.

— Embrasse-moi, petite sœur rouge ! avait dit Hoover. Et ajoutons la bêtise idéologique.

Il l’avait serrée sur son ventre. Elle avait pleuré. Les savants, debout, bras tendus, avaient juré dans toutes les langues, et la Traductrice avait multiplié leur serment.

Hoï-To avait alors mis ses collègues au courant des travaux de l’équipe dont il faisait partie avec Lukos, et qui dressait le relevé photographique des textes gravés dans le mur de l’Abri. Elle venait d’achever le relevé d’un texte repéré dès le premier jour, dont elle avait trouvé et traduit le titre : Traité des Lois Universelles, et qui semblait être l’explication de l’équation de Zoran. Devant son importance, Lukos allait se charger lui-même de projeter les douze cents clichés photographiques dans l’écran analyseur de la Traductrice.

C’était une nouvelle d’une extraordinaire importance. Même si Coban succombait, on pouvait espérer comprendre un jour le Traité et déchiffrer l’équation.

Heath se leva et demanda la parole.

— Je suis anglais, dit-il, et heureux de l’être. Je pense que je ne serais pas tout à fait un homme si je n’étais pas anglais.

Il y eut des rires et des « hou-hou-hou ».

Heath continua sans sourire :

— Certains continentaux pensent que nous considérons tous ceux qui ne sont pas nés dans l’île Angleterre comme des singes à peine descendus du cocotier. Ceux qui pensent ainsi exagèrent. Légèrement...

Cette fois, les rires dominèrent.

— C’est parce que je suis anglais, heureux d’être né dans l’île Angleterre, que je peux me permettre de vous faire la proposition suivante : écrivons, nous aussi, un traité, ou plutôt une Déclaration de Loi Universelle. La loi de l’homme universel. Sans démagogie, sans bla-bla, comme disent les Français, sans mots creux, sans phrases majestueuses. Il y a la Déclaration de l’O.N.U. Ce n’est que de la merde solennelle. Tout le monde s’en fout. Il n’y a pas un homme sur cent mille qui connaisse son existence. Notre Déclaration à nous devra frapper au cœur tous les hommes vivants. Elle n’aura qu’un paragraphe, peut-être qu’une phrase. Il faudra bien chercher, pour mettre le moins de mots possible. Elle dira simplement quelque chose comme ça : « Moi, l’homme, je suis anglais ou patagon et heureux de l’être, mais je suis d’abord l’homme vivant, je ne veux pas tuer et je ne veux pas qu’on me tue. Je refuse la guerre, quelles qu’en soient les raisons. » C’est tout.

II se rassit et bourra sa pipe avec du tabac hollandais.

— Vive l’Angleterre ! cria Hoover.

Les savants riaient, s’embrassaient, se tapaient dans le dos. Evoli, le physicien italien, sanglotait. Henckel, l’Allemand méthodique, proposa de nommer une commission chargée de rédiger le texte de la Déclaration de l’Homme Universel.

Au moment où des voix commençaient à proposer des noms, celle de Lebeau surgit de tous les diffuseurs.

Elle annonçait que les poumons de Coban avaient cessé de saigner. L’homme était très faible et encore inconscient, son cœur irrégulier, mais on pouvait maintenant espérer le sauver.

C’était vraiment une grande journée. Hoover demanda à Hoï-To s’il savait dans combien de temps Lukos aurait fini d’injecter dans la Traductrice les photos du Traité des Lois Universelles.

— Dans quelques heures, dit Hoï-To.

— Donc, dans quelques heures, nous pourrons savoir, en 17 langues différentes, ce que signifie l’équation de Zoran ?

— Je ne crois pas, dit Hoï-To avec un sourire mince. Nous connaîtrons le texte de liaison, le raisonnement et le commentaire, mais la signification des symboles mathématiques et physiques nous échappera, comme elle échappe à la Traductrice. Sans l’aide de Coban, il faudrait un certain temps pour en retrouver le sens. Mais évidemment on y parviendrait, et sans doute assez vite, grâce aux ordinateurs.

— Je propose, dit Hoover, d’annoncer par Trio que nous ferons demain une communication au monde entier. Et de prévenir les universités et centres de recherches qu’ils auront à enregistrer un long texte scientifique dont nous transmettrons les images en anglais et en français, avec les symboles originaux en langue gonda. Cette diffusion générale d’un traité qui conduit à la compréhension de l’équation de Zoran rendra d’un seul coup impossible l’exclusivité de sa connaissance. Elle sera devenue en quelques instants le bien commun de tous les chercheurs du monde entier. Du même coup disparaîtront les menaces de destruction et d’enlèvement qui pèsent sur Coban, et nous pourrons inviter cette répugnante assemblée de ferraille militaire flottante et volante qui nous surveille sous prétexte de nous protéger à se disperser, et à retourner dans ses repaires.

La proposition de Hoover fut adoptée par acclamations. Ce fut une grande journée, une longue journée sans nuit et sans nuages, avec un soleil doré qui promenait son optimisme tout autour de l’horizon. A l’heure où il s’éclipsait derrière la montagne de glace, les savants et les techniciens prolongèrent leur euphorie au bar et au restaurant de l’EPI 2. La provision de champagne et de vodka de la base fut ce soir-là sérieusement entamée. Et le scotch et le bourbon, l’aquavit et la schlivovitsa versèrent leur ration d’optimisme dans le chaudron bouillonnant de la joie générale.

— Petite sœur, dit Hoover à Léonova, je suis un énorme célibataire dégoûtant, et vous êtes une horrible cervelle marxiste maigrichonne... Je ne vous dirai pas que je vous aime parce que ce serait abominablement ridicule. Mais si vous acceptiez de devenir ma femme, je vous promets que je perdrais mon ventre et que j’irais même jusqu’à lire le Capital.

— Vous êtes odieux disait Léonova en sanglotant sur son épaule, vous êtes affreux...

Elle avait bu du champagne Elle n’avait pas l’habitude.

 

La nuit des temps
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